De la molette à la virgule.

Entretien avec Simon Harel sur la pratique de la dictée.

Entretien mené par Aglaé Boivin avec Simon Harel, Professeur titulaire du Département de littératures et langues du monde à l’Université de Montréal, autour de la pratique de la dictée.

Aglaé Boivin : Le monstre sonore recense plus de quatre mille fichiers audio, ce qui témoigne d’une pratique extensive de la dictée remontant, si je ne me trompe, à plus de dix ans. Quel a été chez toi le déclencheur, théorique ou personnel, de la pulsion de dicter? Autrement dit, qu’est-ce qui t’a poussé à sortir du papier pour investir la voix et le corps dans ton processus de création?

Simon Harel : J’ai un souvenir très précis du moment où ça s’est produit : c’était au début des années 2000, en 2001 je crois. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais j’avais une impulsion qui était celle d’écrire de la fiction, et puis, c’est finalement devenu le fait de dicter de la fiction, ce qui a donné naissance à un recueil de poèmes en prose intitulé Le regard long (2002). Il y a dans ce recueil les dessins d’Alain Médam, un ami et sociologue de formation qui a écrit de nombreux livres sur les villes, aujourd’hui décédé. Alain avait une pratique d’écriture, de dessin et de peinture. Il réalisait des autoportraits sous la forme de jeux de traits. Il m’avait donc remis une vingtaine de dessins et je lui avais dit : « Je vais faire quelque chose avec ça ». J’avais donc emporté avec moi ces dessins à l’étranger, lors d’un voyage qui était long parce que je passais par Berlin, la Hongrie, pour finalement revenir en Allemagne près de la frontière suisse.

Pour faire une histoire courte : j’étais dans un hôtel à Berlin avec un petit enregistreur cassette et j’ai commencé à dicter ce qui est devenu Le regard long. J’ai dicté  tout au cours du voyage et c’est comme ça que le recueil s’est fait. Le ton du recueil est dur, en même temps que tendre. J’étais vraiment dans une impulsivité qui caractérise la dictée, permise, je crois, par l’atmosphère de Berlin. Je me souviens d’avoir été dans ma chambre avec mes micro-cassettes. J’en avais emmené une quarantaine, je suis passé au travers. Lorsque je voyageais — et je voyageais beaucoup à ce moment-là — je dictais, parce que j’avais beaucoup de plaisir à dicter dans les lieux incongrus comme les chambres d’hôtel, ou encore les salles d’attente des aéroports. Il y avait sans doute quelque chose dans le fait d’être en transit… Je dictais partout, même dans les corridors d’hôtel à deux heures du matin, lors des congrès… Un collègue se levait et me voyait avec mon enregistreur Olympus dans le corridor d’un Hilton à Saratoga… Par la suite, j’ai intégré cette pratique de la dictée dans ma vie de tous les jours.

Il y a une tension, il me semble, qui se manifeste notamment dans la manière dont tu décris ton recueil : « dur, en même temps que tendre. » Il faut dire que la dictée prend source dans une impulsion qui se déploie tout de même dans des lieux contraignants, ou du moins dans des lieux de transit où l’on se trouve en position d’attente. Ça m’évoque ta conférence inaugurale intitulée Ce qui me passe par la tête : la dictée, l’improvisation, la contrainte. Esquisse d’une théorie de la pratique, ayant eu lieu dans le cadre du cercle de lecture et de création sonore que je coorganise avec Thomas Filteau. Lors de cette conférence, tu nous as parlé de ta pratique de la dictée à la fois comme d’une nécessité (une pulsion, un appel de la parole), mais aussi comme une contrainte, voire un forçage consistant à provoquer l’inspiration au lieu de l’attendre passivement. Il y a là un paradoxe intéressant dans la mesure où l’acte même de dicter semble surgir d’une tension fragile. Pourrait-on dire que l’inspiration se situe à la croisée de la contrainte et de la libération?

Tout à fait. J’ai toujours en tête un de mes écrivains de prédilection, Michel Leiris, qui dans son œuvre autobiographique fait jouer de façon constante cette dynamique de la contrainte. C’est en même temps une forme d’échappatoire, une évasion par le biais de l’écriture, mais si on s’évade c’est qu’on est toujours sous contrainte. Leiris nomme cela « le cachot circulaire », et pratique ce jeu, entre expansion et rétraction dans son œuvre poétique, mais surtout dans ses écrits autobiographiques. Il y a de façon manifeste dans la parole, et dans la dimension vocalique de l’acte de dicter, l’appel à une libération, à un devenir immatériel qui est en même temps totalement incarné, parce que lorsque je dicte, je ne me transforme pas en ange avec des ailes ! Je suis un corps, je le suis d’autant que je dicte dans des lieux qui, comme je te le disais, furent  longtemps incongrus. Je ne m’assoyais pas dans mon bureau à l’université pour dicter (je n’en aurais d’ailleurs jamais été capable). S’il m’arrivait de dicter dans mon bureau, je le faisais en marchant, en tournant en rond. Une chance que j’avais une table ovale ! Un collègue est venu cogner un jour (il devait se demander si je n’étais pas en train de pratiquer un rituel chamanique, parce que je parle fort quand je m’emporte). En tout cas, il voyait bien qu’il se passait quelque chose.

« Les idées peuvent venir à l’université, mais elles peuvent tout aussi bien venir d’un garage, dans une épicerie ou un stationnement. »

J’ai beaucoup dicté dans ma voiture, pas en conduisant — ça aussi j’en suis incapable et c’est trop dangereux —, mais en m’arrêtant en bordure de la route, dans un stationnement souterrain, entre la fruiterie et l’épicerie ou avant de faire remplacer mes pneus quatre saisons. Ce n’était pas un  espace de travail, c’était là où les idées me venaient. Je vais en tirer non pas une conclusion, mais un propos iconoclaste : les idées peuvent venir à l’université, mais elles peuvent tout aussi bien venir d’un garage, dans une épicerie ou un stationnement. Moi j’en ai fait une forme, un protocole de création.

Alors oui, contrainte, voire contrainte sévère, presque ascétique qui consiste à dicter sous influence ou, dans un vocabulaire psychanalytique, sous un impératif surmoïque. La contrainte est un matériau formel intéressant dans le cadre d’une esthétique, mais ce qui me motivait c’était le paradoxe et surtout le jeu. C’est-à-dire : travailler constamment à partir de l’interstitiel, avec de la spontanéité. Apprivoiser l’impulsivité de la parole qui me distingue, je crois, de quelqu’un qui est dissocié, sous l’effet de drogues. Je pense bien sûr aux itinérants à Montréal qui parfois parlent fort dans la rue, ou qui marmonnent. Je fais partie de ces parleurs. Je suis un  reporter de ma personne d’une certaine manière.

Ce qui est intéressant dans le fait de dicter dans des lieux incongrus, c’est que les autres peuvent t’entendre, et en même temps, ça ne leur était jamais adressé. Ils sont seulement témoins. On peut se questionner à savoir si les dictées possèdent, ou non, une adresse.

Plus le temps passe, moins je le sais !

La question de l’adresse m’intéresse d’autant plus que ta pratique de la dictée est intimement liée à la psychanalyse. Tu travailles ainsi à partir de ce que tu appelles des « contenus préconscients », c’est-à-dire qu’il y aurait une prise de conscience d’états partiellement accessibles à la conscience qui précède la parole dictée. Nous savons également que la notion de transcripteur a donné lieu au titre de l’une des fictions qui ont été extraites des dictées. Peut-on voir dans ces transcripteurs une adresse imaginaire, un dépositaire de la parole qui prendrait en quelque sorte la place de l’analyste ?

J’ai fait une longue analyse, très longue, plus d’une dizaine d’années lorsque j’étais dans la jeune vingtaine. Ça m’a profondément marqué. Quand une analyse dure plus de dix ans, c’est qu’il y a de quoi faire. En même temps, quand tu es en analyse, tu ne sais pas vraiment à qui tu t’adresses. Tu t’adresses à l’analyste, mais si c’est le dispositif fauteuil-divan, tu ne le vois pas. Au fur et à mesure que tu entres en analyse, la personne de l’analyste se transforme en persona. C’est le travail de l'identification dans le transfert; c’est-à-dire que l’analyste devient tout autre chose et à la limite, il disparaît psychiquement dans l’espace de la séance. Qui transcrit ce matériau psychique de l’analysant à l’analyste ? Je ne parle pas de la prise de notes de l’analyste somme toute assez rare. Que dépose le patient sous forme de traces mnésiques chez l’analyste qui est peut-être alors le primo-transcripteur ? Il n’est pas rare chez les patients de parler pendant des semaines, c’est-à-dire d’ignorer dans la dynamique de la cure la place de l’analyste voire de lui dérober cette place. De même que l’analyste peut se transformer — il peut devenir père, mère, soeur, frère, ou encore incarner une personne décédée. C’est un trickster au sens littéral de l’expression. Il y a là quelque chose d’étrange, mais qui passe toujours par le filtre de la parole. Alors, c’est vrai qu’il y a une adresse en analyse, et que l’adresse, c’est l’analyste. Sauf que pour qu’il y ait reconnaissance de la parole de l’analyste (et la reconnaissance même de la personne de l’analyste) il faut du temps parce que le patient a tendance soit à s’adresser à la personne de l’analyste de façon très référentielle (et là le matériau inconscient n’émerge pas), soit, comme je viens de le dire, d’entrer dans la dynamique de la cure, et on se retrouve  alors avec tout un jeu de figures imaginaires.

J’ai été marqué par l’œuvre d’Artaud, qui est une œuvre de parole tout autant qu’actes d’écriture. Et j’ai gardé, du fait d’une longue analyse, une empreinte, une matrice discursive, qui est celle de l’exercice de la parole. Si je n’avais pas été en analyse, ça n’aurait pas été possible. Je ne me serais pas autorisé à parler de cette manière. Ça a ouvert un espace de parole, mais c’est un espace de parole que j’ai longtemps fait secret. Et là, on est en train de penser à mettre tout ça en ligne !

Justement, concernant le secret, ou encore le silence, quel rapport entretient cette parole au blanc, voire à l’indicible ? Il s’agit d’une parole tourbillonnante, excessive même, en ce qu’elle déborde sans cesse sans pouvoir être contenue. Cela dit, sens-tu par moment ta parole se buter aux limites du langage dans la mesure où l’excès peut aussi constituer une réponse à l’indicible, au silence et au vide ?

Je ne sais pas si je parlerais, en ce qui me concerne, d’indicible, mais il y a quelque chose qui relève d’un rapport à la fin : à la fin de l’intrigue, à la fin du récit, à la fin de la dictée, à la fin de la vie. Chez moi, le fait de dicter est probablement une réponse à ce que j’appellerais une angoisse de mort particulièrement prégnante. À ce moment-là la dictée peut être une façon d’éloigner le spectre de la fin de la vie : je dicte, je suis vivant, je suis dans une oralité de la parole. À la limite, la dictée peut devenir une forme de défense, au sens d’une armure dans un scénario de combat médiéval, contre cette mort. Mais la dictée peut aussi être une façon d’interdire la parole de l’autre: tu parles, tu parles, tu parles, l’autre ne parle pas.

Il ne peut pas répondre en tout cas.

Il ne peut pas répondre. J’ai le champ libre. Je suis l’ultra-narrateur, le fabulateur. Je construis mes histoires comme des histoires sans fin. J’ai toujours d’ailleurs écrit comme ça; c’est une dynamique qui vient de ma constitution psychique. J’écris de manière circulaire. Je ne m’en rends pas compte, mais c’est mon mode d’élaboration psychique. Quand je dicte, je ne tente pas de faire de l’athlétisme langagier, mais je tente d’aller jusqu’au bout. Au bout de quoi ? D’un souffle ? Non, parce qu’on respire en dictant. Je suis un peu comme ma chienne à la poursuite d’un papillon. Je ne l’aurai jamais, le papillon. C’est mon objet de désir. Dans cette dictée, il y a cette dimension: un objet de désir manifeste. En même temps, il y a une forme de solitude dans la dictée qui relève d’un ascétisme de la parole. Mais je m’entoure de tant de personnages et de narrateurs (une galerie d’êtres formés ou informes) que j’ai beaucoup de compagnie.

Est-ce qu’il y a aussi une envie d’en finir avec la parole, comme par exemple chez Beckett ?

Moi, ce n’est pas dans ce registre-là. Quand je parle de la fin, je parle vraiment de la fin physiologique, c’est-à-dire la mort, de l’angoisse de mort, de la représentation de la mort, de l’imagination de la mort. Je suis dans une dynamique d’oralité, comme un conteur. En contant, je fabule et je transmets : mais à qui, justement ? C’est une bonne question. Je ne sais pas. Je racontais toutes sortes d’histoires à ma fille inspirées de mes dictées : Gertrude, Shabby Luc, Tony Pizza et ses caniches… J’étais dans un espace de fabulation avec elle, il y avait des vases communicants. Ce que je veux dire par là, c’est que ce n’est pas un rapport à l’indicible ni à la fin au sens d’une métaphysique de la fin. Je suis beaucoup plus inspiré (quoique je ne sois pas un spécialiste) du jazz et du blues par exemple. Ce qui m’intéressait quand je dictais, c’était l’idée d’être in session, in recording, d’imaginer que j’étais dans un espace d’enregistrement ressemblant à ce que pouvaient faire ces musiciens, avec une saisie du direct à l’ancienne. Quand tu vois les grands jazzmans, des maîtres en improvisation, il y ce que j’appellerais un shift millimétrique. La maîtrise de la technique, ce n’est pas ce qui fait un grand musicien, mais plutôt cette capacité à pouvoir bouger mentalement, très rapidement, dans l’improvisation.

Je pense qu’une des traces de ces influences musicales dans tes dictées, c’est la virgule, parce que c’est réellement ce qui scande le rythme. Contrairement à la parole ordinaire, celle qu’on déploie dans la vie quotidienne en s’adressant aux autres, la mise en forme de la parole dictée passe par la répétition de la virgule, qui en vient à rythmer l’ensemble de la création comme une partition musicale. Pourrait-on en cela parler de la virgule comme d’une forme poétique ?

Un jour — je le dis à la blague, mais c’est sérieux — je vais écrire un traité de virgulogie. Il va falloir que je creuse vraiment la question, parce que j’ai quand même pas mal virgulé. Alors qu’est-ce que ça veut dire, la virgule ? J’aimerais aller explorer l’histoire de la rhétorique, de la tradition bardique, de la métrique et de la grammaire. Pour moi, l’usage de la virgule me permet d’incarner une pause, fut-elle une milliseconde. Psychiquement, je fais une scansion qui est aussi l’occasion de m’orienter dans mon chemin en essayant de bouger rapidement. La virgule devient ainsi totalement intégrée dans ma façon de travailler. C’est probablement à la fois une pause, et c’est peut-être une respiration, je ne sais pas trop. En tout cas, ça fait scansion, ça fait rythme aussi. D’une certaine manière, je construis une fausse ponctuation, parce que ma ponctuation ne se conforme pas aux règles de grammaire. D’ailleurs, maîtriser l’art de la ponctuation, c’est quelque chose d’assez rare aujourd’hui. Ça se perd, et pourtant, c’est important. Pour moi, la ponctuation correspond quand même à une maîtrise de la langue, tout en me permettant de créer des séquences, des unités de langage d’une longueur substantielle, puisque je n’ai pas tendance à faire court. Il faut que je puisse faire scansion pour que ça ne se transforme pas en méli-mélo. Alors ça peut paraître totalement répétitif et métronomique, et quelqu’un pourrait dire « mets des points, des points-virgules, des deux-points ! » Sauf que du point de vue de l’audition et de la dictée, je ne pense pas que ce soit probant.

Il y a dans l’effet de répétition quelque chose qui pour moi est sécurisant, au sens où la dictée, à mon avis, a partie liée avec le rapport que l’enfant devenu adulte entretient avec la voix maternelle: un rapport de fusion, de séparation, de distanciation, de conflit… J’ai l’impression que la dictée, dans l’utilisation de la virgule répétée, ressemble un peu à ce que Freud décrivait à propos de son petit-fils dans l’anecdote du « Fort – Da ». C’est l’anticipation chez Freud de la conceptualisation de la pulsion de mort. Son petit-fils possède une bobine de fil, et il la lance, la ramène (Fort — « là-bas, loin » ; Da — « là, près »). Il lance la bobine, selon Freud, dans un mouvement d’aventure dans l’inconnu et, tel que je le comprends, de maîtrise de l’inconnu, avant de la ramener à soi. Il y a quelque chose dans la répétition, nous dit Freud, qui a partie liée avec la pulsion de mort. Oublions cet aspect. Dans tous les cas, la virgule, pour moi, c'est un peu ça : l’élément qui me ramène à du connu. Mon enracinement langagier, c’est la virgule. Je m’aventure, la bobine de la parole part, et je virgule. Je virgule sans arrêt. Il y a là un rapport à la mère, cette virgule est maternelle. Ça pourrait être autre chose, mais pour moi, c’est surtout ça. La virgule devient mon pivot. Ce pourrait aussi  être une bouée de sauvetage. Dans tous les cas, j’ai besoin de ma virgule. Le point ne m’intéresse pas.

Parce qu’avec le point, il n’y a pas d’attente. Il n’y a plus de tension.

Non, il n’y a plus de tension. Là, c’est vraiment la mort. Un trois points, c’est de l’écriture, ce n’est pas de la parole. Un point-virgule, ça serait peut-être intéressant, mais c’est compliqué. Il y aussi la forme de la virgule que j’aime beaucoup. Poursuivons dans cette veine : la virgule, c’est un accrochage, à la limite, c’est un petit crochet. Et là je m’amuse : un crochet-hochet, d’une certaine manière. Tu t’accroches, et en même temps, il y a quelque chose de rassurant. La virgule, c’est l’équivalent de la molette. L’enregistreur numérique venait avec une molette à l’ancienne. La molette, c’est la contrainte. Sauf que je les cassais, alors il y a deux ou trois ans, je suis passé à l’iPhone. Ce que j’aimais, c’était de pouvoir m’arrêter de dicter, m’interrompre par moments. Là, je ne peux plus le faire; il faut que je dicte en continu.

Est-ce qu’il y a un geste qui a remplacé celui d’appuyer sur la molette ?

Malheureusement non, et j’en suis malheureux. Je me suis surtout rendu compte que je pouvais dicter en continu. Je suis capable de dicter des séquences de vingt minutes sans faire de pause. Une pause, c’est embêtant, ça inquiète, et je n’aime pas que ça ne fasse pas propre pour les transcripteurs. Moi, je remplis tout le temps; c’est encore une fois l’angoisse de mort. Le silence, je l’accueille d’une certaine manière parce que j’interromps les autres paroles ! Je recouvre les autres bruits. Il y a là une solitude. C’est vraiment un travail solo, la dictée. Je retrouve dans cette circonstance, malgré l’impulsion, un calme intérieur, moi qui ne suis pas calme du tout. Je retrouve un calme dans le travail de l’artisan qui dicte pendant vingt minutes parce que c’est son métier.

Tranquillement, en réfléchissant à la virgule, on en arrive au travail de composition des dictées. Tu disais, toujours lors de la conférence dont je parlais tout à l’heure, que tes dictées ne sont pas entachées par le souci de perfection. Au contraire, tu choisis d’emblée d’inclure l’imperfection, de lui faire confiance. Pourrait-on parler d’un rapport plus libéré et décomplexé à la création, ou ce souci de perfection se transpose-t-il simplement ailleurs ?

Je ne dicte pas comme j’écris, mais je ne me gêne pas dans l’utilisation des adjectifs, des qualificatifs, des jeux de la parole et de la maîtrise du verbe. Je n’ai pas suivi de cours d’art oratoire. On ne m’a pas enseigné Cicéron comme c’est le cas de celles et de ceux qui ont fait le collège classique, dans une autre vie, et qui apprenaient vraiment l’art oratoire (le vrai, pas la communication, mais l’art oratoire). Par contre, j’ai beaucoup étudié la rhétorique. En tant que littéraire, j’ai une fine compréhension des mécanismes du langage. Quand je dicte, ce n’est pas que je suis à la recherche de la phrase parfaite, parce que je ne pourrais pas alors dicter à bonne vitesse. J’accepte le jeu de l’improvisation, qui n’est pas de faire un exercice de style. Dans l’improvisation, je tente surtout de trouver le ton juste.

Par ailleurs, j’ai un peu une attitude de rebelle académique sur ces questions. Une fois que j’ai dicté, je fais autre chose. Je ne me réécoute pas. Il m’arrive parfois d’écouter les 5-10 dernières secondes des dictées antérieures, juste pour être sûr du raccord entre deux séquences. Mais un travail préalable s’est joué, encore une fois, de l’ordre du préconscient ou de l’inconscient entre le moment où j’ai dicté la 43e séquence  et celui  où je dicte la 44e. Je ne connais même pas l’ordre temporel des dictées — ce qui cause un problème considérable d’archivage — parce que je n’ai pas noté le lieu, ni la date, ni l’heure. Je n’ai pas fait de commentaires dans mon journal personnel parce que je n’en ai pas. Je n’ai donc aucune forme de fétiche. Je dicte et puis, over, je passe à autre chose. Je m’identifie un peu aux musiciens professionnels de la musique dite populaire — le show dure 1 h 30, il va y avoir tant de chansons. Je me considère comme un dictateur professionnel.

Il y a donc quelque chose de l’ordre de l’éphémère, même si c’est archivé.

Il faut, c’est pourquoi j’éprouve ensuite une forme d’irréalité très, très étrange. C’est vraiment une étrangeté au sens freudien du terme. Je me dis, c'est irréel ce qui s’est passé. Quatre mille dictées ? Qu’est-ce qui s’est passé pendant quinze ans ? Pourquoi ai-je fait ça ? Aucune idée. C’est un peu comme quelqu’un qui est sur l’héroïne pendant quinze ans, qui passe à la méthadone et qui se dit “pourquoi”?  Je lisais un beau commentaire dans une revue à propos du pianiste de jazz Bill Evans, dont je ne connais pas bien l’œuvre, qui a été toute sa vie héroïnomane, alcoolique, et qui l’a payé très cher parce qu’il est mort jeune d’une cirrhose du foie : « On se lève le matin, on est dans la mort, parce que ça nous fait mal de partout, et on s’injecte : c’est une transfiguration parce que dans la même journée, vous avez la mort et la vie. » C’est une esthétisation de l’héroine, bien sûr, et je ne vais pas pas dans cette direction. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a dans la dictée un mouvement de transfiguration qui se joue : une transfiguration personnelle.

« Je me dis, c'est irréel ce qui s’est passé. Quatre mille dictées ? Qu’est-ce qui s’est passé pendant quinze ans ? Pourquoi ai-je fait ça ? Aucune idée. »

J’ai des souvenirs de  ma fille qui me dit aujourd’hui : « On était en vacances, j’avais cinq ans et demi, je dessinais et toi, tu étais assis en face de moi et tu dictais. » Ça fait partie de ses souvenirs d’enfance : son père qui dicte. Elle a développé un intérêt très puissant pour la chanson et  la musique populaire. Cet enjeu du chant l’a traversée profondément. En même temps, il y a eu  certainement quelque chose de très difficile dans le fait de se demander  : à qui il parle, au juste ?

Tu en es justement aujourd’hui à l’étape de produire l’œuvre au dehors. Comment vis-tu cette séparation, ce rejet de l’œuvre à l’autre qui suppose l’inclusion d’un regard extérieur ?  Est-ce que c’est serein ?

Absolument. Je suis heureux. En même temps, il y a les contraintes du métier universitaire. Il ne faut pas le cacher :  il y a des choses qu’on fait à l’université; il y a des choses qu’on ne fait pas. Du moins, quand on est rendu professeur titulaire depuis très longtemps, qu’on est comme moi âgé — je n’aime pas parler de moi comme ça, mais j’ai tout de même dépassé l’âge de la retraite — c’est sûr que ce n’est pas quelque chose d’orthodoxe. Moi, je l’ai fait : ce n’est pas que je me suis caché. À la limite, j’ai accentué mon excentricité. Je suis cabotin, j’en ai rajouté pour me faire une réputation. Je veux dire par là que maintenant, je suis prêt. Ça m’a pris longtemps parce que j’ai l’impression que c’est aujourd’hui légitime dans le domaine de la création à l’université. En tout cas, j’en suis venu au moment où je fais œuvre utile. Le travail en commun qui commence va être extrêmement agréable. J’en suis venu à envisager, du moment que ce sera rendu public, de créer avec toutes ces dictées transcrites un immense répertoire d’histoires dans lesquelles piger pour composer. Je suis en train d’élaborer un projet qui sera peut-être un roman, j’ai déjà trouvé le titre d’un polar : « Le ventriloque de la falaise St-Jacques ». Je me vois travailler avec ces matériaux et en faire des performances voire des romans, du théâtre… Peut-être même que je pourrais faire des enchères ! Ça pourrait être drôle, vendre des lots de parole.

« Dictées à vendre » : on ajoutera ça au site web.